La tragédie canadienne

La tragédie de la thalidomide au Canada

Sauf indication contraire, l’information contenue sur cette page est tirée, en majeure partie, du Rapport du Groupe de travail sur la thalidomide des Amputés de guerre du Canada, publié le 14 février 1989, dont vous pouvez lire le synopsis en cliquant ici (en anglais seulement). L’ACVT les remercie pour cet important travail de documentation. 

Bouteille du médicament Kevadon, un des noms sous lesquels la thalidomide fut vendue au Canada.

Tout a commencé par la première mise en marché de la thalidomide en 1956, en Allemagne de l’Ouest par la compagnie pharmaceutique Chëmie Grünenthal. Elle fut ensuite commercialisée dans de nombreux autres pays dont le Royaume-Uni(1958), le Japon (1958) et la Norvège (1959). Le médicament aurait fait son entrée au Canada vers la fin 1959, d’abord sous forme d’échantillons, avant d’être officiellement autorisé en 1961. C’est la firme américaine Richardson-Merrell qui a d’abord distribué la thalidomide au Canada, sous le nom de Kevadon.

Le laxisme des lois canadiennes de l’époque a d’abord permis à Richardson-Merrell, sans aucune autorisation ni vérification de la part des autorités canadiennes, de distribuer des échantillons de la thalidomide à des médecins reconnus comme ‘investigateurs cliniques’.

Il est important de noter qu’à l’époque, la Food and Drug Administration des États-Unis (FDA) a refusé d’approuver la thalidomide, faute de recherches suffisantes. Ironiquement, c’est une pharmacologue et médecin canadienne à l’emploi du FDA, Frances Kesley, qui grâce à sa rigueur et à son intégrité, a empêché que le médicament soit mis en marché chez nos voisins du Sud. Ayant été mise au fait des risques de neuropathie périphérique associés à la prise de thalidomide, Dre Kelsey avait même spécifiquement demandé que Richardson-Merrell fasse la preuve auprès du FDA que le médicament était sécuritaire pour la femme enceinte, preuve que la compagnie n’a jamais fournie. Seuls des échantillons ont été distribués par Richardson-Merrell aux États-Unis, limitant les ravages de la thalidomide dans ce pays à 17 victimes reconnues.

Malgré son obligation d’assurer la sécurité du public lors de l’autorisation de nouveaux médicaments, le Gouvernement du Canada de l’époque a autorisé la commercialisation de la thalidomide au pays sur la base des mêmes informations jugées insatisfaisantes par les autorités américaines. L’information fournie par Richardson-Merrell provenait de l’inventeur de la thalidomide, la firme allemande Chemie Grünenthal. Vraisemblablement, aucune étude n’avait été faite par des chercheurs indépendants de la firme. Il apparaît que les autorités canadiennes compétentes n’ont questionné ni l’objectivité ni la crédibilité de l’information présentée avec la demande d’autorisation du médicament.

Le 1er avril 1961, le Gouvernement du Canada a autorisé la commercialisation du médicament Kevadon sur le marché canadien, sur prescription d’un médecin.

À l’automne 1961, la compagnie montréalaise Frank W. Horner mettait en marché sa propre version de la thalidomide sous le nom de Talimol, aussi disponible sur prescription seulement.

Pour avoir empêché la thalidomide de se retrouver sur le marché américain, Frances Kelsey a reçu une médaille de la part du président John F. Kennedy pour service civil fédéral distingué.

“Les médecins qui ont prescrit la thalidomide, les pharmaciens qui l’ont distribuée et, surtout, les patientes qui l’ont ingérée étaient en droit de présumer que toutes les précautions raisonnables avaient été prises par les autorités gouvernementales compétentes pour s’assurer de la sécurité du médicament.”

Rapport du Groupe de travail sur la thalidomide des Amputés de guerre du Canada, Synopsis, p.2 (traduction libre).


Le 2 décembre 1961, le médicament a été retiré des marchés de l’Allemagne de l’Ouest et du Royaume-Uni, après que de nombreux médecins aient sonné l’alerte alors qu’il apparaissait de plus en plus plausible que la prise de thalidomide par la mère soit à l’origine d’importantes malformations chez plusieurs nouveaux-nés. Bien que le Gouvernement du Canada ait été mis au courant des soupçons qui tendaient à se confirmer quant aux effets tératogènes de la thalidomide, il fallut attendre jusqu’au 2 mars 1962 avant que les autorités canadiennes réagissent et retirent à leur tour la thalidomide de leur marché. Aussi incroyable que cela puisse paraître, la thalidomide est demeurée légalement disponible au Canada pendant trois mois complets après que le pays dont elle originait en ait interdit la vente.

Au Canada, à ce jour, on compte plus d’une centaine de personnes atteintes de malformations attribuables à la thalidomide. Qui sait combien de victimes auraient pu être épargnées si Santé Canada n’avait pas attendu trois mois après l’interdiction du médicament en Allemagne avant de le retirer du marché à son tour? Et c’est sans compter que la tragédie canadienne aurait pu être évitée, eussent les autorités canadiennes été aussi vigilantes que celles des États-Unis.

Très peu de temps après la tragédie, soit le 4 décembre 1962, la législation canadienne en ce qui a trait au contrôle des nouveaux médicaments a été renforcée (Bill C-3, An Act to amend the Food and Drugs Act). Lors de la deuxième lecture de ce projet de loi, le ministre de la Santé et du Bien-être, l’Honorable J.W. Montheith a fait une référence directe à la tragédie de la thalidomide:

L'Honorable J. W. Monteith ministre canadien de la Santé et du Bien-être , du 22 août 1957 au 21 avril 1963.

“ Monsieur l’Orateur, je voudrais faire un déclaration assez longue en proposant la deuxième lecture du bill no C-3 qui vise à modifier la loi des aliments et drogues. J’estime avoir de bonnes raisons de le faire, étant donné les circonstances qui ont amené le gouvernement à présenter ces propositions. Je veux parler, évidemment, de ce qui nous est arrivé avec la thalidomide, expérience qui, comme les députés le reconnaîtront, a été partagée, dans une plus ou moins large mesure, par de nombreux pays du monde occidental. »

L’Honorable J .W. Monteith, ministre canadien de la Santé et du Bien-Être, 26 octobre 1962


Dans la foulée de la tragédie, le gouvernement fédéral a également créé deux comités: soit le Comité spécial sur les nouveaux médicaments et le Comité d’experts sur la réadaptation des malformations congénitales associées à la thalidomide, chargé des aspects médicaux.

À la fin des années 1960 jusqu’au début des années 1970, les victimes de la thalidomide et leurs familles de partout dans le monde ont entrepris des recours collectifs ou menacé de poursuites, diverses compagnies pharmaceutiques qui avaient fabriqué et distribué le médicament. Les victimes ont fini par recevoir un dédommagement. Dans la plupart des pays, ces dédommagements comprenaient des paiements mensuels ou annuels établis selon le niveau d’invalidité de la personne.

Au Canada, les choses se sont déroulées tout à fait différemment. Le 29 janvier 1963, le ministre de la Santé et du Bien-être reconnaissait le devoir du Gouvernement du Canada d’apporter tout le support nécessaire aux victimes de la thalidomide:


« Il nous incombe de voir à ce que ces victimes (de la thalidomide) reçoivent les meilleurs soins possibles, de subvenir, dans toute la mesure du possible, à leurs besoins et de faire tout ce qui est en notre pouvoir afin d’éviter qu’une telle tragédie ne puisse se reproduire. »

L’Honorable J .W. Monteith, ministre canadien de la Santé et du Bien-Être, 29 janvier 1963


Malgré cette déclaration, les victimes canadiennes ont été forcées de se débrouiller individuellement, famille par famille. Aucun cas n’a pu bénéficier d’un jugement en cour. Les familles ont plutôt dû se contenter d’un règlement hors cour et se soumettre à la loi du bâillon, en vertu de laquelle ils ne pouvaient discuter du montant du règlement. En bout de ligne, des montants d’une grande disparité ont été offerts en dédommagement, de sorte que des gens atteints d’un même niveau d’invalidité pouvaient recevoir des règlements variant de plusieurs centaines de milliers de dollars.

En 1987, les Amputés de guerre du Canada ont mis sur pied le groupe de travail sur la thalidomide pour obtenir du gouvernement canadien un dédommagement pour les victimes de la thalidomide nées au Canada. Étant donné que le Canada avait permis la mise en marché du médicament alors que de nombreux avertissements avaient déjà été lancés sur les effets secondaires liés à la thalidomide, et qu’il avait laissé le médicament sur le marché pendant trois mois entiers après que la majorité des pays l’avaient enlevé des tablettes, on avait le sentiment que le gouvernement du Canada avait une responsabilité morale de veiller à ce que les victimes de la thalidomide jouissent d’un dédommagement adéquat.

En 1991, le ministère de la Santé nationale et du Bien-être social, par l’intermédiaire de son Régime d’aide extraordinaire, a accordé de petites subventions forfaitaires de commisération aux thalidomidiens canadiens. Ces versements ont été rapidement utilisés pour couvrir certains des coûts très élevés de leurs déficiences, et pour la plupart des victimes, les montants ont été vite épuisés.

Jugeant cette situation inacceptable, et constatant de graves problèmes de dégénérescence physique et d’appauvrissement chez les survivants et survivantes de la thalidomide, en 2013, l’ACVT a mis sur pied un groupe de travail. Ce dernier était composé d’avocats, de lobbyistes, de journalistes et de survivants et survivantes de la thalidomide. En 2014, le groupe de travail a mené une campagne intensive visant à obtenir une compensation adéquate pour les victimes canadiennes de la tragédie de la thalidomide, baptisée Réparons les torts. Grâce au travail acharné des membres du groupe, la campagne a suscité l’appui du public et du gouvernement. Le 1er décembre 2014, la Chambre des Communes adoptait à l’unanimité une motion présentée par le Nouveau Parti Démocratique reconnaissant les besoins urgents des victimes de la thalidomide et le devoir du Gouvernement du Canada de soutenir ces dernières. Le Programme de contribution pour les survivants de la thalidomide a été inauguré en 2015, après consultation avec l’ACVT et des experts en la matière.

Bien qu’il ait témoigné sa sollicitude à l’égard des victimes de la thalidomide, modifié la législation en matière de contrôle des nouveaux médicaments et accordé une aide financière aux Survivants et Survivantes de la thalidomide, à ce jour, le Gouvernement du Canada n’a jamais formellement reconnu sa part de responsabilité concernant cette tragédie.